Mon grand-père avait gardé de l’armée un gout pour le visage parfaitement rasé, le résultat d’un cérémonial qu’il me faisait parfois partager. Je me souviens parfaitement de ce matin d’été de mes cinq ans quand, parachevant devant moi son nettoyage de menton, il profita de sa chemise de travail relevée jusqu’aux coudes pour me montrer son bras.

“Tu vois, la balle est rentrée ici et elle est ressortie par là.”

Une blessure comme ça, il n’en reste pas grand-chose 40 ans plus tard. Impossible d’imaginer que ce qui n’était plus qu’une petite aspérité ovale un peu fripée était un souvenir de “Stalingrad”. Un mouvement rotatif de l’avant-bras lui était désormais impossible, un handicap vraiment minimal mais classique chez les anciens combattants. Sans qu’il s’en rende compte, il offrait du rêve pour un môme fasciné par la guerre et l’histoire : il s’était battu au front contre les fascistes (comme on dit pour simplifier en russe), il y a été blessé, il a survécu, il faisait parti du camp des vainqueurs. Aussitôt, il était mon héros. Logique.

Je chéris tous les moments privilégiés qu’il a passé à étayer ses anecdotes de détails. Régulièrement il renchérissait de manière très habile, toujours plus précis mais délicat quand il s’agissait de rentrer dans ce qu’on appelle l’horreur de la guerre. Il était officier, un gradé probablement chanceux vu ses origines, mis là devant de lourdes responsabilités, il avait survécu au front de Stalingrad, il a capturé des espions, les histoires de l’Armistice et la prise de Berlin, sans oublier les embrouilles mortelles avec ses supérieurs, tout ça a été gravé plus sûrement dans ma mémoire que dans celle d’un disque dur.

Finalement, il décida que les bouquins, c’était mieux que l’Armée Rouge. Marqué à vie, il me parlait régulièrement de cette bataille qui a eu lieu « sur un champ découvert», où les russes perdirent des hommes par grappes entières, en quelque instant. Il en a réchappé, encore par chance. Il avait tellement frôlé la mort qu’elle n’était même plus inscrite dans sa feuille de route. Son éventualité biffée, elle n’existait plus.

Il arrivait à me faire vivre toute l’urgence de la guerre et ses moments de tranquillité à travers ses souvenirs limpides. Aujourd’hui seulement, j’ai compris qu’il utilisait les mots que seuls les survivants utilisent.

“A cette époque, la vie humaine… ne valait pas plus qu’une feuille de papier”, me disait-il, les pupilles fixées sur les souvenirs du passé. Jusque dans ses derniers jours, la guerre était encore ce qui alimentait le plus ses souvenirs.

J’ai compris bien plus tard qu’il n’y a pas d’héroïsme là-dedans. Croire que survivre à la guerre incombe à un quelconque talent, à une stratégie bien pensée ou même une force supérieure est une grossière erreur. Sans s’en rendre compte lui-même, Joseph avait une foi inaliénable en sa propre chance. En 1967, sentant la vindicte politique s’abattre sur les siens, il prend les devants et quitte le bloc communiste en emmenant sa femme et deux gamines dans les bras, jusqu’ à Paris, 10$ en poche. Un coup de bol, encore, auquel il a toujours cru, mais déterminant. Après son verre de vodka quotidien, il se souvenait avec malice du temps où ils n’avaient rien en répétant : “Vraiment, de quel pétrin je nous ai sorti, je n’y crois même pas ». Alors qu’il n’en a jamais douté, le malin.

Cette bonne fortune, il en a tellement eu qu’elle nous manque à tous, déjà, à mesure que les jours s’assombrissent. J’espère que sa bonne étoile, là où il est, continue à faire profiter ceux qui en ont besoin. Il en a tellement eu toute sa vie, je suis certain qu’en homme prévoyant, il en a gardé en réserve. Je n’ai même pas assez de mots pour dire à quel point il me manque.

(1919-2009)