Il est des scènes qui peuvent vous marquer toute une vie. Bien ancrée dans la réel ou au contraire, le dépassant complètement, c’est ces petits moments d’intensités qui nous déchirent l’échine, vous laboure le cœur la conscience et qui vous hantent par flashs cycliques… de vrais petits Year Zero du cinéma, à elles toutes seules. Autant dire qu’il n’y en a plus depuis longtemps dans le cinéma français.

La Graine et le Mulet arrive pile poil en fin d’année, à ce moment où les passionnés font le bilan sur ce qu’ils ont aimé de janvier à décembre. Et là, une question s’impose : que reste-t-il du cinéma français ? Le ciné qu’on appelle avec mépris « intello » propose deux ou trois tentatives, quelques pistes tout au plus mais rien de vraiment significatif. Le polar est un genre en berne, nageant entre le pathétique, le nul et le « part d’une bonne intention » (le Petit Lieutenant étant le premier qui me vient en tête). Vous aimez l’amour et les sentiments ? Laissez tomber, les coréens font ça, mieux, avec plus de force et de fraicheur dans un seul film (sortant en France) que dans tous ce qui pourrait passer en multiplexe. Le film « chorale », depuis Le Goût des Autres qui avait mis la barre haut est si ridicule aujourd’hui que même les caricatures sont moins drôles que les originaux, à la limite de l’auto parodie. Horripilant ! La guerre ? Ah s’il vous plait, on ne commence pas. La comédie est sans nul doute le genre le plus à plaindre avec au moins une tentative par semaine, toujours alimenté avec un pool génétique de 10 actrices grand maxi (Mathilde Seigner, Taglioni, Gillain, Doutey, Ledoyen… Même les roublardes à la Carole Bouquet ou la première ex-Robin des bois venue participent à l’escroquerie collective) et des acteurs avec plus ou moins de réussite qui attendent enfin un bon script. Dans cet univers co-sanguin, quasi-impossible de percer : même avec du talent, quelqu’un viendra saborder votre boulot.

Mais de cette machine germent donc encore des pépites dont l’acuité vous coupe le souffle aussi surement qu’un coup de pied en plein thorax. La graine et le mulet avait pas mal de défauts “de base” sur le papier pour n’importe quel mec avec quelques préjugés (oui, autocritique au passage). Ca se passe à Sète. C’est plein d’acceng. Le pitch aussi fait super peur : Slimane (le même nom que l’anthologique arabe dans Rabbi Jacob !) est foutu de force à la retraite, après 30 ans de labeur sur des chantiers du port. Il ne le dit pas, (Slimane n’est pas quelqu’un « qui dit » les trucs) mais la perspective de ne rien laisser à ses gosses, et même de n’avoir rien accompli encore dans sa vie le fait vraiment chier. Il se décide à utiliser le peu d’oseille dont il dispose pour remonter un vieux rafiot pour le transformer en resto flottant. Y arrivera-t-il ? Si une méchante image de type « l’instit’ » ou de n’importe quelle série aux bons sentiments vous passent par la tête, balayez-là, la Graine et le Mulet ne boxe pas dans la même caté. Ah oui, même le titre n’est pax sex.

Des histoires de restaurant avec menaces du quotidien, ça s’est déjà vu mille fois (et même parfois avec des high kicks, avec Bruce Lee qui finit par tuer des Chuck Norris). On pourrait même croire à une fable sur le labeur du type « Ensemble, tous devient possible ». Même pas. Le film décrit la difficulté de construire son entreprise en milieu hostile mais rien qui pourrait s’assimiler au club de l’entreprise. On retrouve un peu dans Slimane, le pendant rebeu de Balboa, celui du ”it ain’t about how hard ya hit. It’s about how hard you can get it and keep moving forward”. Il est imperturbable, ou du moins en donne l’air, face à ses enfants pourris et sa belle-fille qui le soutient dans son entreprise. Ce monde est beaucoup plus complexe et la caméra toujours légère ne s’appesantit jamais, demandant au spectateur une implication pour comprendre un monde dont les contours n’ont pas été passés au marker de la caricature pour le rendre plus compréhensible. L’autre choix de “cinéma vérité” (expression quand même archie salie par pleins de films chiants comme la mort) est pour Abdellatif Kechiche est d’allonger ces scènes clefs, sans bricoler des pics narratifs, de laisser le dialogue en toute limpidité. Moment de fou, une scène de couscous incroyable, dont est exclu le personnage principal du film !

C’est dans sa part de vérité que le film triomphe, dans sa manière d’essouffler le spectateur par sa justesse de chaque instant, de le mettre devant ce mur de non-dits dérangeants avec un jusqu’au-boutisme forcené, quitte à étendre les scènes en longueur, les rendant encore plus fragile au moindre cut. Entre “trop dire” et devenir pédant comme du Coline Serreau et montrer sans même prendre parti, plus neutre qu’un documentaire de type Strip Tease, Kechiche a choisit. Comme l’Esquive, c’est du cinéma social, exigeant mais très accessible (la marque des grands classiques), mais pour peu que l’on s’immerge, l’universalité du sujet et la justesse de la réalisation fera le reste. Et personnellement, j’apprécie aussi l’ironie revancharde d’un immigré arabe qui montre la voie à suivre en proposant le film le plus significatif et mémorable du cinoche français depuis De battre mon cœur s’est arrêté. Brillantissime, tout simplement.