Cette fois, c’est la sortie du domaine, le footing se fera sur la glace et le givre. Dans la tête résonnent Survivor et les classiques des années 80, musiques inécoutables pour les mélomanes qui se respectent. Il ne manque plus qu’une poursuite dans la neige pour se croire dans Rocky IV. Mais le terrain est plus plat, plus glissant et les inquiétants chiens de garde aboient à mon passage. Mieux vaut économiser des forces pour taper un sprint, juste au cas où. Une Lada pourrie laissée à l’abandon est la seule trace de modernité sur le premier kilomètre, le reste de la décoration est assuré par des petites maisonnettes en bois dont on a du mal à croire qu’elles isolent du froid ou même du vent. Mais ce n’est rien comparé à celles qui sont dans le no man’s land qui longe la vraie-fausse autoroute qui mène à Moscou. Tous ces restes d’une ère révolue disparaitront d’ici quelques années à moins qu’ils ne se soient éparpillés à la première tempête. Le froid est agressif, le genre à décourager dès le quatrième kilomètre, ce qui arriva. A gauche, un lac gelé qui devrait faire une bonne patinoire avec 5 ou 10 degré de moins encore. Au loin se dessine une forêt recouverte d’un léger filtre blanc, peut-être le dernier du pays. C’est la dernière neige de la saison, un coup monté, c’est sur !

Après la pénible étape des confirmations de visa, un des multiples obstacles d’une course à l’inhospitalité envers tout ce qui est plus ou moins étranger vient le passage surprise à l’Akihabara local, l’électronic town local quelque peu libéral concernant les droits élémentaires de droits d’auteur. Miracle de la mondialisation et du libre marché, tout s’y trouve, à des prix équivalents à celui d’un marché de Pékin. Dans ce brouhaha de blip-blip clignotants, on peut voir quelques anachronismes comme des prêtres achetant le dernier Photoshop pour le prix d’une bière. Un gars vient nous aborder pour des films porno et aligne un catalogue de skeuds. Par complicité masculine avec mon hôte, et sans doute aussi par curiosité, je regarde son offre. Le vendeur sent à mes grimaces que non, pas de « avec des jeunes », et pas de « avec hommes bourrés », un genre cinématographique qui semble être une spécialité locale, mais sur lequel je décide de faire l’impasse.

En s’écartant du stand, W me lance « tu vois la fille à qu’on a croisé, là… et bien elle était surement actrice dans un de ses films ». Elle était fichtrement jolie, on l’imaginerait difficilement entre 3 mecs ivres morts. Le « crouton », puisque c’est le nom du haut lieu du high tech moscovite est aussi l’endroit idéal pour rattraper 15 ans de retard de cinéma du cru. A part le machin matrix-esque et le Retour (dont cette illustration est directement inspiré), la production russe est quasiment invisible dans les salles de ciné, fussent-ils intello ou griffé Mk2. Par contre, les spécialités françaises alimentent les rayonnages, enfin surtout les pingouins, OSS, ou encore Taxi et autres films d’action de base.

(Photo-espionnage sur l’actrice)

Etape importante, on passe à son bureau, et je vois comment fonctionne son affaire. Rencontre avec X et Y, un sympathique couple de marchands d’art russe à Paris. Le lieu est assez hallucinant, une espèce de retro farfelu de fin de XIXème siècle européen où l’on pourrait s’imaginer Phileas Fogg, Sherlock Holmes et Anna Karénine en train de discuter dans un coin du boudoir. Au delà du côté bling-bling d’antiquaires, c’est sans doute dans un de ces endroits que mon arrière grand-père fréquentait avec ses compagnons pour discuter littérature ou politique. L’accès à la« bibliothèque » de ce café Pouckine se fait par un ascenceur à grillage reconstitué. Le too much devient ici un style fringuant, un néo-retro qui ne rougit pas, et cette impression se confirmera avec les autres restaurants que j’aurai l’occasion de visiter. Chaque discussion avec des marchands d’art ou autres participants me laisse miroiter un avenir alternatif où vivre de mon dessin et ma peinture devient une éventualité négociable. C’est après un sérieux mélange vodka et vin rouge que je me jure de travailler plus régulièrement sur les matériaux « nobles » comme la peinture à l’huile qui donne l’air d’être le véritable maitre étalon d’être d’une productivité artistique crédible. Le repas est divin, du début jusqu’au dessert, une espèce de raffinement nippon dans un style russe. Le repas fut aussi riche en surprise, à base de famille d’amis, d’amis de famille et de fraternité retrouvée.

C’est déjà passablement alcoolisé que je fais la bise à des amis de familles que je vois pour la première fois dans leur fief. Puis viens la rencontre avec Y, une fille d’une beauté incroyable avec, dans les yeux, cette confiance arrogante digne d’une bad girl d’un James Bond, de l’effet qu’elle peut faire aux hommes. Ce manque absolu de doute est en général un détail qui m’aggace vite, tout sexe confondu, mais la dame a l’air d’avoir du caractère. Nous allons dans un bar un peu braque, ressemblant volontairement à un décor de Mad Max, un chopper à l’entrée, le portail dans un sas, un endroit familial (paraît-il) malgré le malabar tatoué comme un yakuza à l’entrée.

La femme à la blondeur moqueuse est cultivée mais ne se prend pas au sérieux, d’ailleurs son activité est imprécise : actrice, écrivain, poète, mannequin ? Elle insiste sur « poète ». Alors qu’aujourd’hui, où se faire publier ne signifie plus rien, où chacun peut ouvrir un « blog d’écrivain », les russes restent les seuls à s’affirmer avec aplomb « poète », sans rougir. Qui aujourd’hui, peut se proclamer encore poète si ce n’est Francis Lalane ? Mon grand-père me répétait souvent avec nostalgie que c’était l’unique pays au monde où l’on pouvait trouver des lectures collectives réunissant des villages entiers, même dans les pires moments du pays. Langue de poète, peut-être, mais de bande dessinés, absolument pas. Tout ce qui a de la narration séquentielle a semble-t-il évité. Après une conversation pas dénuée d’intérêt, nos chemins se séparent. La journée fut encore une fois arrosée, ce qui délie la langue mais qui me fait douter de mon expression. Mon phrasé me donne l’impression celui d’un môme élevé en totale autarcie linguistique. Outre les mots d’argot qui ont complètement évolué, j’emploie le vocabulaire familial volontiers sexué, qu’on qualifiera pudiquement de “fleuri”. Cette liberté doublée d’un certain manque de retenue me permet de tenter quelques néologismes ou allitération rigolote façon « canard enchaîné ». Après cette rencontre intéressante, je rentre chez W en réfléchissant sérieusement mettre certaines expressions sous appellations contrôlées.