“Non, mais c’est le règlement, et puis c’est tout mademoiselle, et si vous n’êtes pas contente, vous n’avez qu’à dégager.” On parle souvent de racisme ordinaire, mais la Russie en couve un. Pas celui, folklorique qui leur fait dire « nous » ou « les nôtres » à la moindre référence ethnocentrique, ce patriotisme de supporter de foot d’opérette mais beaucoup plus sournois, froid et administratif. Une grosse bonne femme moche crache sa bille avec vigueur, son acte d’héroïsme du jour aura été de faire payer à un étranger le tarif qui lui convient. En argot, on les appelle d’ailleurs comme ça, les « bonnes femmes ». Elles sont l’incarnation de tout ce qui reste de l’Union Soviétique. Elles sont d’époque, dans leur emballage d’origine, et applique méthodiquement des règles débiles.

N. étant malheureusement coincée par le boulot, c’est K. qui joue le rôle de la guide moscovite. Brune, le regard aux aguets, aussi cultivée que clubbeuse. Elle a du tempérament et se fâche toute rouge quand il est question de repasser par la case départ pour repayer pour un ticket pour étranger. Ce musée national consacré aux œuvres étrangères étant particulièrement grand, cela sous-entendait une traversée du désert biblique pour atteindre à nouveau les caisses.

- Mais il est russe, Madame. Arrêtez, mais c’est trop bête, j’hallucine.

- Non mais c’est comme ça et puis c’est tout. Vous devez payer.”

Un échange musclé de 3 mn, juste l’entrée de la galerie remplie de réplique de statues du Louvres ou des musées de Rome et de Florence, résonne dans toute la galerie. Mais j’ai capitulé et suis retourné payer la différence, histoire de ne pas faire de vague en terrain hostile. Plumé comme les premiers touristes étrangers du XVIIIème qui se laissaient plumer par des gosses du bled, pourvu qu’ils aient la paix. On peut s’imaginer ce que ça aurait donné en des temps plus communistes. Ces bonnes femmes n’ont rien gagné à la disparition de l’URSS. Sans marge de manœuvre pour se faire du blé au noir, elles en sont réduites à piquer des colères, une forme de nostalgie d’un ordre soviétique juste, qui marche au pas. Mais une expo de Rubens (en fait une collection de l’école flamande) vaut bien ça.

La journée avait commencé comme d’habitude dans la grisaille, et on s’accommodait du crachin un peu désagréable. 20 ans plus tôt, cette place du Kremlin était recouverte par 50 centimètres de neige et on jouait à déposer l’empreinte de son corps pendant que la milice nous courrait après, le sifflet au bec, l’air menaçant. Les bonnes habitudes ne se perdent pas, un flic siffle la moindre personne qui s’approcherait de trop près de la bicoque de Vlad Poutine. Pour visiter les hautes cimes du lieu, ici aussi, il est recommandé d’être un natif du cru. A partir de quand le devient-on ? La généalogie, la génétique, rien ne peut infléchir ces règles stupides. Un ami ayant fait sa vie au Japon me glissait récemment dans les transports de Tokyo : «Regarde autour de toi, tu auras beau tout faire, tu seras toujours considéré comme un bougnoule ». Les paroles sont choquantes, surtout pour les gens qui n’ont jamais été confronté personnellement à ces situations, mais elle met le doigt sur un problème essentiel dans son pays comme ailleurs : malgré tout les efforts d’immersion ou le sentiment d’appartenance fictif ou pas, la claque de la nationalité finit toujours par revenir dans la gueule. On ironise souvent à tort sur le sentiment d’appartenance des gamins magrébins qui aiment leur racine plus que tout, alors qu’ils n’ont pas vu l’ombre d’un grain de sable de là-bas. Toute une vie durant, on vous répète que vous êtes français ou autre chose, une cible de railleries qui soumettent votre lien métaphysique à la rugosité millimétrée d’une bureaucratie. Etre un enfant du bled, on ne le comprend que quand on l’est.

Après cette série de musée, l’heure est à un ultime déjeuner de très grand calibre. Le programme sera ukrainien, dans un folklore appuyé puisqu’il y a une espèce de cour intérieure qui renferme une bonne femme qui semble éplucher des patates en compagnie de sa chèvre. Tant qu’à se rendre utile, autant faire couleur locale. Au bout, se tient une de ces cheminées typiques sur lesquelles on se couchait pour se réchauffer. Du très vieux style qui ne se fait plus depuis des années. Je découvre cet espèce de fauteuil de pierre géant qui peuplait les contes pour enfants qu’on racontait aux gosses, un outil de la vie courant qu’on associait au cancre ou au fainéant. Ce fut le moment quotidien de la vodka que nous dégustions en compagnie de W en attendant des amis. L’ivresse vint beaucoup plus vite que d’habitude qu’il fallut évacuer assez vite. Perdu entre les 3 étages du restaurant, entre les pierres de taille et celle en toc, une des jolies serveuses m’aida, sortant toute une tirade dans un anglais soutenu mais à la diction approximative. L’esprit libéré des contraintes et de la réserve par l’alcool doublé d’un regret de ne pas avoir piqué une colère au musée, la réponse qui sortit dans un russe impeccable donna lieu à un fou rire de ses collègues, et à un rougissement jusqu’aux oreilles de la tyrolienne ukrainienne. Un coup d’œil aux fausses tapisseries de Bayeux du restaurant français et retour au délicieux pain noir, croustillant et salé, un goût qui restera jusqu’au retour en France, comme un souvenir embué d’une ultime journée chargée de douce nostalgie avant la remise des médailles.